samedi 1 mai 2010

Nuit de Walpurgis






Durant plus d’un mois, le plan imaginé par Laureline avait pris forme. Elle n’en avait au début parlé qu’à Boris, Jean-Marie, Nora et moi-même. Nous avions d'abord souhaité étendre le nombre des comploteurs puis réalisé que le projet serait voué à l’échec s’il dépassait dix personnes. Nous avions donc formé peu à peu un groupe qui atteignit dix personnes, les tous derniers conspirateurs n’ayant été mis au courant qu’au dernier moment pour éviter les fuites.

Nous n’avions pas eu besoin de tenir de réunions secrètes pour mettre au point les détails, la plupart des patients descendant chaque soir après le dîner au pied du bâtiment pour une pause cigarette. Nous nous étions demandé si nous pouvions mettre un ou deux aides-soignants dans la confidence, mais la question avait rapidement été évacuée : cela nous aurait facilité la tâche mais les aides soignants, s’ils pouvaient parfois se montrer bienveillants, ne risqueraient pas leur place pour quelques potacheries.

J‘avais participé moi-aussi à la récupération de bois et de papier que nous avions caché derrière le bâtiment.


Et puis le grand soir, ou plutôt la nuit est arrivée ; et c’était la nuit dernière.


Comme chaque vendredi soir, nous avons prolongé la soirée au réfectoire, mais cette fois aussi fébriles que des adolescents, utilisant un langage codé pour évoquer le « plan », heureux de comploter et impatients de passer à l’action, tout en prenant bien garde à ne pas trahir nos intentions auprès des aides-soignants.

Vers minuit et demi, nous avons regagné nos chambres respectives et attendu la première ronde. Vers une heure du matin, le faisceau de la lampe-torche d’Alfred, l’aide-soignant guadeloupéen, a balayé, à travers la vitre de la porte, l’intérieur de chacune des chambres, s’arrêtant un instant sur la forme allongée sous les couvertures et vérifiant l’état de son sommeil.

Après son passage, je me suis prestement habillé puis ai aménagé avec des couvertures un renflement évoquant un corps humain. Je savais qu’à l’initiative de Jean-Marie (qui se souvenait peut-être de Papillon), certains avaient confectionné des mannequins. Je me suis glissé dans l’obscurité du corridor, le longeant sur plusieurs dizaines de mètres vers la porte de sortie.

Le groupe des dix fut bien vite au complet, certains munis de lampes, d’autres de sacs à dos. Boris tenait prudemment une guitare en bandoulière, cherchant à éviter les mouvements trop brusques.

Laureline, éclairée d’une petite Maglite, a ouvert la porte blindée à l’aide d’un double de clés que j’avais pu lui procurer.


Nous nous sommes alors précipités derrière les bâtiments pour nous charger du bois et du papier, puis, après avoir longé rapidement la Cour Ste Claire, bifurqué sur la droite en franchissant le porche, nous nous sommes retrouvés en un clin d’œil face à la chapelle St Louis.

Nous avons alors confectionné un feu de camp dans la petite cour face à l’entrée de la chapelle et nous nous sommes assis, contemplant les flammes qui, sous la voûte étoilée, projetaient déjà d’étranges ombres jusqu’à la cour Mazarin.

Des sacs à dos ont bientôt surgi vestes chaudes, alcools, champagne et pâtisseries. Dans l’ambiance plus qu’insolite de ce moment, nous avons commencé à porter des toasts au printemps, au vingt-et-unième siècle, aux neurosciences, à la créativité, à la liberté. Nous nous sommes pris à imaginer de manière totalement débridée ce que pourrait être l’institution qui nous abritait si, au lieu d’être une garderie sans imagination, elle devenait pour les patients un espace de créativité servi par les nouvelles technologies.

J’ai regretté un instant de ne pas avoir emporté le portrait moisi de Philippe Pinel pour le jeter dans les flammes.

Puis, aidés peu à peu par les accords de guitare de Boris, nous nous sommes mis bientôt à reprendre en chœur toutes sortes de mélodies. Paname, Moon river, Walk on by et d’autres airs improbables nous ont accompagnés bien au-delà de 3 heures, horaire théorique de la seconde ronde.

Nous étions tous au-delà de la joie, entre l’euphorie et la transe. Même ceux qui prenaient le plus de risque, ceux qui devaient nous quitter après le petit-déjeuner et verraient leur permission du week-end annulée s’ils étaient pris, n’ont pas manifesté leur envie de rentrer, grisés par le vin et les chants.

Nous nous attendions à voir surgir à tout instant les aides-soignants furieux et épouvantés par notre audace, mais bizarrement il n’en a rien été et c’est finalement l’affaiblissement progressif du feu de camp improvisé qui nous a incités à rentrer.


Mais auparavant, Laureline a jeté une dernière incantation :

« Promettons-nous, quoi qu’il arrive, quels que soient nos chemins, de nous retrouver ici-même ! »

Tout le monde a bruyamment approuvé puis nous avons décidé d’une date et d’une heure qui m’ont semblé étrangement lointaines.


Comme dans un rêve, nous avons regagné le bâtiment de la Force, réintégré silencieusement nos chambres sans être le moins du monde inquiétés par les aides-soignants.

J’ai quand même voulu en avoir le cœur net avant de me recoucher et je me suis glissé à travers les longs corridors jusqu’à la salle de garde ; Alfred et ses deux acolytes étaient assoupis, autour d’un jeu de carte et de quelques bouteilles aux trois-quarts vides.

Bacchus avait été notre allié involontaire.

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