lundi 31 mai 2010

Le départ

Après le dîner où on nous a servi du bœuf aux carottes en barquette sous cellophane, je me sens un peu lourd et rejoins immédiatement ma chambre-bibliothèque pour m’assoupir un peu pendant que les autres descendent fumer ou profiter des derniers rayons du soleil.


Un bruit sec me sort brusquement de ma torpeur. La nuit est maintenant tombée, j’ai bien dû dormir au moins une heure.

Le claquement se répète, cette fois en rafale, suivi d’un hurlement assez éloigné que je crois être celui d’Evelyne. Je bondis hors de ma chambre, remonte rapidement le premier corridor qui se trouve dans une semi-obscurité à cause de l’extinction des feux, croise Boris et Jean-Marie interloqués sur le pas de leur porte, puis tourne au coin. A mi-parcours du second corridor, je bute sur le corps gisant et ensanglanté du professeur Falgout qui s’apprêtait apparemment à quitter les lieux. Sa serviette a rebondi sur le mur opposé et gît maintenant à cinq mètres de son propriétaire. Son visage a presque explosé et une partie de sa cervelle est venue éclabousser le mur ainsi que le portait bi-centenaire de l’illustre Pinel qui grimace dorénavant un sourire méconnaissable.

Depuis l’autre aile du bâtiment retentissent à nouveau, sèches et assourdissantes, des rafales de tirs suivies de cris. De plusieurs chambres commencent à surgir des patients affolés. Je m’aventure jusqu’à la salle de garde où je reste tétanisé ; Evelyne est là, renversée sur sa chaise, une balle en pleine tête. Les trois aides-soignants gisent eux aussi ensanglantés, tués apparemment à bout portant. Des cartes de tarot maculées de sang jonchent le sol, ils avaient probablement commencé une partie en compagnie d’Evelyne.

Boris me bouscule, il vient chercher les clés de la porte blindée, seule issue vers l’extérieur.

« Vite, murmure-t-il, il arrive ! »

Les rafales en effet se rapprochent et je distingue tout à coup, surgissant de l’autre aile du bâtiment, la silhouette de Richard brandissant dans sa main gauche un objet sombre et longiligne, dans sa main droite un autre plus petit. Il avance d’une façon presque mécanique, j’ai le temps de croiser son regard qui a l’air vide.

Je rebrousse rapidement chemin vers ma chambre, au milieu d’autres patients paniqués qui tentent de rejoindre la sortie. Au dernier moment, j’enfonce la porte de Laureline que je trouve éveillée, encore tout habillée, allongée sur son lit un casque audio sur les oreilles et un magazine féminin dans les mains. Je l’arrache à Jean Sébastien Bach, l’extirpe du lit et l’entraîne hors de la chambre. Ainsi bousculée, elle me souffle dans un sourire : « Eh bien, eh bien ! En voilà un enlèvement !

- Il faut faire vite, nous allons être en retard ! »

Je referme sur nous la porte de ma chambre puis, haletant, la main de Laureline toujours dans la mienne, je parcours rapidement la pièce du regard. De tous côtés, les livres de ma bibliothèque.

Des coups de feu retentissent dans le couloir, cette fois beaucoup plus proches.

« Il est temps, il faut se décider maintenant »

Je me dirige vers le fond de la pièce, hésite un instant, oblique rapidement à droite pour tirer à moi tout un pan de la bibliothèque qui laisse tout à coup apparaître une sorte de large puits très profond dans lequel je m’engouffre aussitôt, entraînant avec moi Laureline. J’ai tout juste le temps de percevoir le cliquetis de la bibliothèque qui se referme dernière nous avant que nous glissions dans une chute infinie.

jeudi 27 mai 2010

Encore des interactions


Je ne comprends pas Henri Grivois quand il prétend suspendre le déroulement de la psychose naissante, empêcher le patient d’entrer dans le délire. Comment peut-on imaginer pouvoir freiner un processus aussi puissant ? Autant prétendre empêcher le torrent de lave de jaillir du volcan !

L’idée de génie de Grivois, c’est quand même que la psychose révèle, en le détraquant, un mécanisme fondamental à l’œuvre dans le fonctionnement de tout être humain en tant qu’être social, ce qu’il appelle l’hypermimétisme.

Etre ensemble suppose, sans qu’on en ait la moindre conscience, la régulation constante et infiniment subtile des micro-comportements qui régissent nos relations avec autrui. Cette fonction nous permet de nous sentir en réciprocité avec les autres tout en restant sujets de nos actions, à la fois semblables et différents.

Cette « réciprocité intersubjective » est régulée de manière interindividuelle sans que les individus qui en sont partie prenante en aient conscience et sans qu’ils aient les moyens de distinguer la part prise par chacun d’entre eux dans le mécanisme. Elle fait intervenir des processus sensoriels et moteurs infinitésimaux dont nul ne peut se dire l’auteur et qui anticipent largement la décision consciente d’agir.

Pour Grivois, la psychose consiste en un dérèglement de cette fonction hypermimétique, ce qui entraîne tout à coup un rapport de dépendance motrice entre soi et les autres.

Il en découle que la psychose n’est plus la production exclusive du sujet mais, au contraire, qu’elle naît au moins en partie en dehors du sujet.

A la réciprocité intersubjective se substitue soudain l’indifférenciation subjective ; tout en gardant son identité, le psychotique devient tous les autres, devient l’espèce humaine, devient le résultat de tout le monde. La plupart du temps, saisi par ce qu’il ressent à ce moment-là, il garde le silence, conscient qu’il ne pourra exprimer que des énormités.

Ce qu’il éprouve alors dépasse en effet l’entendement.

L’emballement hypermimétique finit par trouver son point de chute dans le délire ; le sujet devient, au grand bonheur des descendants de Philippe Pinel, officiellement fou, c’est-à-dire officiellement malade, accessible aux cures de sommeil et de neuroleptiques. Il construit un délire stéréotypé par lequel il s’attribue des pouvoirs supérieurs ou des qualités divines et qui focalise l’intérêt des psychiatres.

Henri Grivois observe que l’épisode est, dans de nombreux cas, le symptôme d’un processus qui, au fil des ans, va conduire le sujet à perdre peu à peu son autonomie et à se désocialiser par des comportements de plus en plus insolites et puérils.

vendredi 21 mai 2010

Une visite chez le professeur Falgout

Après l’incandescence de ma nuit avec Evelyne, j’étais encore assoupi dans le désordre des draps quand celle-ci m’a susurré à l’oreille : « J’ai eu accès à certaines informations confidentielles qui te concernent et ont été rédigées par Falgout. Te plairait-il d’en avoir connaissance ?

- De quoi s’agit-il ? De mon dossier ?

- Oui, je l’ai piqué sur son ordi. Ne me demande pas comment j’ai fait.

- Avec la même habileté sans doute que celle avec laquelle tu m’as fourni un double des clés de l’entrée.»

Elle m’a tendu une clé USB que j’ai consultée après le petit-déjeuner. J’avais beau savoir ce que j’allais y trouver, la curiosité a été la plus forte.

Le « dossier », en fait une dizaine de feuillets recto-verso, mêlait sans surprise enquête diagnostique et impressions personnelles…

[…] Il est persuadé d’avoir trouvé quelque chose, ou bien d’être sur le point de trouver quelque chose. Il se croit un médecin, et au-delà même de la médecine, un grand chercheur capable d’innover. Constant dans son délire, il l’alimente en permanence à toutes les sources possibles […]

[…]D’après ce que nous pouvons savoir, il a dit la vérité sur sa compagne Olivia. C’était assurément une personne originale, en tout cas dotée d’une grande curiosité intellectuelle […]

[...] Ils semblaient tenir beaucoup l’un à l’autre . Est-il possible cependant qu’elle ait voulu se séparer de lui ? A-t-elle perçu quelque chose dans son comportement, des signes avant-coureurs d’un effondrement irrémédiable que, malgré son enthousiasme et ses « prescriptions », elle n’aurait pu l’aider à combattre ?

A-t-elle plutôt jugé qu’il s’appuyait trop sur elle ou qu’elle ne lui était plus utile ? Mais pourquoi disparaître de cette façon ? A-t-elle voulu le mettre à l’épreuve ? Ressurgira-t-elle ? A-t-elle souhaité lui transmettre un message subtil ? […]

[…] Nous avons bien sûr envisagé qu’il ait pu la tuer mais les éléments qui nous ont été communiqués par les autorités ne confirment pas cette hypothèse. La dernière journée connue d’Olivia à Buenos Aires s’est déroulée comme il l’a décrite, même si elle recèle évidemment bien des zones d’ombre. Tout comme est vrai le récit des recherches qu’il a menées sur place. […]


[…]Il n’est au fond qu’un petit fonctionnaire, sans relief [...]


[…]Qu’a-t-il trouvé ? Que cherche-t-il ? Il parle de son palais de mémoire, de son palais de savoir, labyrinthique, à l’architecture complexe. Que veut-il dire ? Ce qu’on peut en percevoir n’en est que l’apparence, ajoute-t-il comme s’il s’agissait d’une évidence. Un peu comme un musée dont on ne voit que les tableaux sous les cimaises, mais des tableaux qui sont en réalité autant de portes d’accès à des univers inouïs reliés entre eux par mille bifurcations. […]

[…] Il prétend avoir mis au point une technique pour soigner la maladie mentale par immersion dans des univers en 3D. Selon lui, il ne s’agit pas vraiment de soigner, mais grâce aux technologies issues de la neuro-informatique, d’utiliser la « folie » comme un moyen d’exploration et de connaissance. Un romantique visité par les nouvelles technologies ! […]

[…] Semble un peu préoccupé ces derniers temps. Parle de plus en plus souvent de son palais de savoirs. Il ne s’agit pas seulement de le construire, dit-il, de le bâtir patiemment au fil des jours, fiévreusement, comme une fuite peut-être, mais surtout comme une conquête. […]

[…] Cette entreprise titanesque reste vaine si on est incapable d’investir le palais et d’en franchir le seuil au bon moment. […]


[...]Où se trouve exactement ce point d’entrée qui semble à la fois, dans son esprit, désigner un lieu et un moment ?[...]

mardi 18 mai 2010

Walk on by





If you see me walking down the street
And I start to cry each time we meet
Walk on by, walk on by
Make believe
That you don't see the tears
Just let me grieve
In private 'cause each time I see you
I break down and cry
And walk on by (don't stop)
And walk on by (don't stop)
And walk on by

I just can't get over losing you
And so if I seem broken and blue
Walk on by, walk on by

Foolish pride
Is all that I have left
So let me hide
The tears and the sadness you gave me
When you said goodbye
Walk on by
And walk on by
And walk by (don't stop)


Walk on by (Dionne Warwick/Burt Bacharach, 1964)

samedi 15 mai 2010

Le Juif errant à La Salpétrière

Il existe un type particulier de malade, qui va de cliniques en cliniques, traverse parfois des pays entiers dans l’espoir toujours déçu de trouver enfin le remède à son mal. Il se présente souvent aux urgences dans le plus complet dénuement, épuisé et amaigri. Il trouve cependant la force de raconter son mal et ses souffrances dans les moindres détails, avec méticulosité et enthousiasme.

Il y trouve un certain réconfort et éprouve même une sorte de fierté à être capable d’une telle analyse.

Mais son mal est trop subtil pour être appréhendé par les diagnostics grossiers de ses contemporains, trop profond pour donner prise aux médications, même d’avant-garde.

Il a été attiré dans cette clinique ou cet hôpital par la renommée d’un médecin ou par une nouvelle thérapeutique mais très vite il se rend compte que le médecin ne le comprend pas, que le médicament révolutionnaire ne l’apaise pas. Alors, de guerre lasse ou ayant eu vent d’une autre nouveauté, il repart pour une nouvelle errance qui le conduira probablement vers un autre établissement de soins.

Il est le cousin pas si éloigné du voyageur frénétique, de ce fugueur invétéré frappé de dromomanie qui, lui, ne cherche pas à décrire son mal mais s’enfuit régulièrement pour vivre parfois les aventures les plus invraisemblables, tel ce Jean-Albert Dadas, un Bordelais employé de la compagnie du gaz dont on a raconté qu’il lui suffisait parfois d’entendre le nom d’un lieu pour s’y rendre, aussi éloigné fût-il. Il s’est ainsi retrouvé arrêté à Moscou, confondu avec un nihiliste connu, puis expulsé en Turquie.

Lui et ses pareils ont permis à un médecin de la fin du 19eme siècle, Philippe Tissié, d’inventer une nouvelle maladie mentale, le voyage pathologique, qui a cependant disparu très vite en tant que diagnostic autonome.