(dessin de Robert Crumb : The little guy that lives inside my brain)
Richard a été admis dans la nuit après avoir tenté de se défenestrer. Il a été placé sous lithium et n’a pas quitté sa chambre, la numéro 7, de toute la journée; nous n’avons pu le rencontrer qu’au moment du dîner.
En l’apercevant pour la première fois au bout de la table ôtant la cellophane de sa barquette de légumes, j’ai ressenti une impression étrange et inhabituelle, comme s’il était là depuis toujours, comme s’il était parmi nous depuis le début et que je ne l’avais tout simplement pas remarqué. Je me suis même penché discrètement vers Laureline afin qu’elle me confirme son heure d’arrivée.
C’est peut-être pour surmonter un peu mon malaise que j’ai engagé la conversation dès le repas terminé.
En apparence, homme banal, histoire banale. Il esquisse par politesse quelques sourires bravaches mais encore sous le coup des heures qu’il vient de vivre, il est réellement mort d’angoisse, suicidaire et semble vouloir faire un bilan très négatif d’une vie que je reconstituerai peu à peu. Il semble sans âge mais n'a sans doute pas dépassé quarante ans.
Enfant douillet et
asthmatique, issu d’un père maladif et constamment réfugié dans son travail de
cadre d’entreprise, d’une mère un peu trop inquiète et possessive, il a eu
semble-t-il une enfance heureuse mais trop protégée pendant laquelle il ne
sortait pas, ne pratiquait aucun sport, consacrait tout son temps à des
activités scolaires. Empoté et timide, il a vécu une adolescence assez
tourmentée, marquée par des troubles obsessionnels compulsifs qui l’isolaient
et renforçaient son introversion.
Comme il se sentait
doué pour la réflexion et les abstractions et qu'il se destinait vaguement à
l'enseignement, il s'obstina dans des
études qui n’en finirent pas car il fut
bien vite en butte à des inhibitions qui croissaient à mesure qu'il
s'obstinait. D'autres jeunes gens, à sa place, auraient calmé leurs
contradictions par de lointains voyages ou par d'autres apprentissages, lui ne
sut pendant des années que se cloitrer dans une chambre d'étudiant, s'inscrivant
à des examens qu'il ne préparait pas, alternant périodes de désespoir et
d'exaltation, calmant ses angoisses par des séances de cinéma, remettant
chaque jour les choses sérieuses au lendemain. Sa vie sociale était réduite au
minimum, contrecarrée par ses angoisses et ses rituels ; par exemple, il pouvait
passer des heures à nettoyer chaque recoin de sa chambre, et cela plusieurs
jours de suite, jusqu’à se priver de
sommeil. Parfois, n’en pouvant plus, pour échapper à cet asservissement
psychique, il préférait dormir dans un jardin public que rentrer chez lui, ce
qui lui valut quelques mésaventures avec la police.
Les jeunes femmes
qui s’intéressaient à lui étaient vite découragées par son côté sombre et ses
étrangetés. Lorsque lui-même manifestait de l’intérêt pour l’une d’elles, il se
débrouillait pour se rendre suffisamment ridicule à ses yeux pour saboter d’emblée
la relation; il tient à me raconter avec une sorte de satisfaction
masochiste comment il poursuivit de ses assiduités pendant de longs mois,
jusqu’à tomber dans le grotesque et le scandale, une étudiante qu’il aurait
pu séduire en toute tranquillité s’il s’y était pris normalement.
Son évolution
psychologique le poussait régulièrement à adopter en public des attitudes
ridicules et à rechercher des situations gênantes, voire scabreuses.
Régulièrement découragé par le vide qu'il
sentait en lui, passant de plus en plus sur le campus pour un fou à
cause de son impudeur et de ses étranges troubles du comportement qui pouvaient
susciter le scandale, il se mit à éviter les contacts comme un vrai
misanthrope.
Incapable de venir à
bout de ses études, il traversa quelques
années d’errance professionnelle, puis finit par se contenter d’un emploi sans relief et faiblement rémunéré
dans une administration grise qui eut le mérite de lui permettre une certaine
stabilité mais qui ne lui inspire que
des désirs d’évasion.
Il ne
parvient sporadiquement à oublier toute cette médiocrité que par sa passion
pour la peinture et ses incursions régulières au Louvre.
Il semble
intarissable sur les pathologies de la vie de bureau et leur violence méconnue.
Car ses
rigidités et ses bizarreries comportementales n’ont jamais complètement cessé
et ont fini par lui valoir la méfiance
de ses collègues et peu à peu, au fil des ans, l’ont rendu de plus en plus
solitaire, lent, incompétent et aigri. C’est comme s’il s’était peu à peu figé
en concrétisant dans une existence étriquée et sans émotions les leçons d’une
éducation étouffante et surprotégée.
Il s'est lentement emmuré dans des automatismes qui transforment peu à peu son existence en une suite de mésaventures atroces.
Il me laisse entendre avec un sourire fatigué que ses supérieurs l’ont récemment fortement incité à prendre un arrêt prolongé après qu’il eût agressé un collègue de bureau qu’il soupçonnait de répandre des calomnies à son sujet et d’organiser une cabale contre lui.
Derrière son histoire de terreur et de désespoir, je perçois chez lui une rage intérieure effrayante.
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