samedi 6 mars 2010

Un vendredi soir




Le vendredi soir est toujours un moment particulier pour le petit groupe hétérogène que nous formons. Nous sommes régulièrement une petite dizaine à prolonger le diner et à nous attarder dans le réfectoire, peut-être en partie parce que certains nous quittent pour le week-end après le petit-déjeuner du lendemain.
Le rituel est particulièrement observé pendant les mois d’hiver, quand les fenêtres de la petite pièce qui donnent vers la Seine sont secouées par le vent et les intempéries et que nous éprouvons comme une sorte de satisfaction enfantine à nous sentir au chaud et protégés.
Protégés de quoi ? Beaucoup parmi nous n’ont guère à craindre que leurs démons intérieurs mais nous formons dans ces moments là, malgré nos différences évidentes, une sorte de communauté, soudée contre une obscure menace extérieure.
Une fois ingurgité le repas assez consistant mais toujours livré en barquettes sous cellophane, une fois la table débarrassée, nous continuons à discuter et plaisanter jusqu’à une heure avancée, avec la bienveillance des aides-soignants qui bravent les consignes de Falgout et oublient volontiers ce soir-là le couvre-feu. Pas la distribution des pilules et potions diverses.
Je suis invité à participer à un Trivial Pursuit avec trois autres pensionnaires; Jean-Marie, un jeune agrégé de philosophie jugé bipolaire, Fabrice, une sorte d’aventurier haut en couleurs à la Kessel, que son ex-femme ne cesse de harceler sur son portable, Nora, une jeune coiffeuse qui se joue régulièrement du règlement et accepte de nous coiffer « à domicile », c’est-à-dire dans nos chambres.
Laureline commente avec un autre pensionnaire une bande dessinée intitulée « Le secret de la micropuce cérébrale », une sombre histoire de schizophrène qui s’imagine qu’on lui a implanté une puce dans le cerveau pour mieux l’épier et le contrôler.
Boris s’est un peu isolé avec une Game Boy et tente de battre son record sur Tetris au son de la petite mélodie lancinante Korobushka. Une patiente prénommée Anne, longs cheveux blonds, peu bavarde et qui semble ravie, a posé sa tête sur son épaule.
Léonard, un septuagénaire qui n’a jamais travaillé, n’a cessé de voyager toute sa vie et court aux urgences quand l’angoisse est trop forte, a commencé une partie d’échecs avec Martin, un ancien guide de haute montagne qui a perdu une jambe.
Deux autres patients ont préféré se retrancher dans une pièce adjacente avec les aides-soignants pour regarder un épisode de Docteur House, une série médicale à la mode.
Je m’extirpe de cette atmosphère confinée et chaleureuse vers une heure du matin, après que Nora l’ait emporté au Trivial Pursuit.
Surprise et joie, une fois de retour dans ma chambre-bibliothèque, de retrouver Evelyne entre mes draps.

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