mercredi 3 mars 2010

Cinquième visite du professeur Falgout

"Au retour de nos vacances improvisées à Samarcande, c’est à peine si je me souvenais de mon escapade parisienne et je me remis au travail avec une ardeur renouvelée. Ce furent des mois puis des années de travail acharné à N. tout d’abord, puis très vite à Paris où, vous le savez, j’ai fait mes premières armes.
- Hum oui..
- Dans le même temps je commençai à publier des articles spécialisés dans différentes revues dédiées à la médecine, la psychiatrie, l’ethnopsychiatrie, en m’efforçant de promouvoir une approche globale de la maladie, une approche qui tienne compte du socius. Après les années passées à la Harvard Medical School au début des années 90, je nourris de plus en plus ma réflexion médicale de connaissances philosophiques, sociologiques, historiques. Je m'orientai de plus en plus vers la recherche transdisciplinaire.
De son côté Olivia termina ses études de médecine mais en parallèle s’initia au journalisme, ce qui lui permettait à la fois d’assouvir son goût du voyage et d’échapper à la pratique étriquée d’une discipline médicale. Elle devint tout naturellement journaliste scientifique et elle m’aida d’ailleurs dans la rédaction de mes premiers articles.
- Elle n’avait plus de raisons de s’inquiéter à votre sujet ?
- Je crois qu’elle n’a jamais pu chasser de son esprit ma rocambolesque escapade parisienne. Elle était très attentive, ne cessait de m’entraîner vers de nouvelles explorations géographiques ou intellectuelles. Elle m’incita même à faire du théâtre et elle m’aurait poussé à étudier le piano si mon activité professionnelle ne m’avait autant accaparé. Mais par-dessus tout, c’est elle qui m’encouragea à me dépasser et à étudier sans relâche. Elle avait le don de saisir les problématiques pertinentes et semblait toujours pouvoir aborder les questions les plus difficiles sous un angle neuf. Elle n’a pas été pour peu dans le succès de mes articles et de mes livres.
Mais il y avait autre chose chez elle qui a rendu toutes ces années ensemble tellement uniques, quelque chose que je ne peux pas saisir clairement, quelque chose en tout cas qui me rendait heureux.
- Vous n’avez pas eu d’enfant cependant ?
- Nous l’envisagions mais nos obligations professionnelles respectives le rendait difficile, nous remettions régulièrement à plus tard. Nous en discutions encore dans les jours qui ont précédé ce voyage en Argentine dont elle n’est jamais revenue.
- Que s’est-il passé ? Vous m’avez dit sans entrer dans les détails qu’elle avait tout simplement disparu.
- Elle se faisait une joie de participer à cette conférence à Buenos Aires sur les perspectives en neuro-informatique, elle m’en parlait depuis des mois et passait des heures à préparer l’intervention qu’elle devait y faire à propos de la récente et – disait-elle- prometteuse mise au point de circuits intégrés fonctionnant comme de véritables circuits neuronaux. Elle devait aussi y rencontrer un savant, un scientifique du nom de Luis Alcevedo, encore peu connu dans le champ des neurosciences mais qui, selon elle, devait lui faire d’importantes révélations.
Je me souviens encore de son rire, de ses plaisanteries au moment du départ. Comme je manifestai mon désir qu’elle ne s’attarde pas et me revienne vite – je le répétais à chacun de ses départs, au moins vingt fois par an- elle me taquina : « Allons, il est grand temps que tu apprennes un peu à te passer de moi ».
Une fois à Buenos Aires, elle me fit chaque soir par webcam le récit détaillé de ses journées. Elle semblait épuisée mais ravie. Le dernier soir, je lui demandai si elle avait rencontré son mystérieux professeur. « Son travail est réellement novateur, c’est incroyable, il a dix ans d’avance sur la recherche ». Malgré son exaltation, je ne pus en savoir davantage, elle m’en dirait beaucoup plus à son retour. A la fin, elle m’informa qu’elle restait une journée supplémentaire à Buenos Aires pour s’y livrer à quelques recherches complémentaires, manifestement en relation avec cette rencontre inespérée mais sur lesquelles je n’en saurai pas non plus beaucoup plus.
Le surlendemain, je l’attendis en vain à l’aéroport.
Lorsqu’il fut certain qu’elle avait disparu, je m’envolai pour Buenos Aires afin de tenter de la retrouver. Je pris contact avec des amis communs universitaires qui résidaient près de la Playa de Mayo et avec qui elle avait pris son dernier petit déjeuner. Ils me dirent qu’elle avait prévu de prolonger d’une journée son séjour pour faire quelques visites et se rendre à la Bibliothèque Nationale. Ils devaient dîner ensemble le soir venu et devaient se retrouver sur l’avenue Corrientes. Elle leur avait paru un peu agitée, et derrière un calme apparent, vouloir contenir à grand-peine une sorte d’exaltation. Elle leur avait raconté avec passion ses quelques jours de séminaire et parlé avec enthousiasme de « processus interractionnels » , de « révolution 3D », de « neuros-connexions », notions assez mystérieuses pour nos deux amis, davantage spécialisés en histoire littéraire.
D’après les recoupements qui purent être réalisés par les autorités locales, la Bibliothèque Nationale semble le dernier lieu connu qu’elle ait fréquenté. Elle y était entrée vers 16 heures, avait dû faire valoir ses titres pour obtenir l’autorisation de consulter un ouvrage ancien, un traité sur les labyrinthes datant du dix-huitième siècle, et elle n’était jamais ressortie, en tout cas officiellement, comme l’attesta par la suite une employée de la Bibliothèque qui déclara avoir elle-même retrouvé le livre encore ouvert sur une des tables de consultation. Il va de soi que l’immense Bibliothèque fut fouillée en totalité, sans succès.
Malgré l’aide de mes amis qui me servaient d’intermédiaires avec les autochtones, Il me fut impossible de savoir ce qu’elle avait bien pu faire pendant les heures précédentes.
Je contactai aussi le plus grand nombre possible des participants au séminaire dont je connaissais certains mais qui ne purent pas m’aider autrement qu’en louant ses qualités professionnelles et ses interventions. Ils me confirmèrent tous ne pas connaître de Luis Alcevedo mais l’avoir vue s’entretenir avec passion avec un concepteur de jeux video très connu, invité en marge de la conférence mais dont elle semblait faire grand cas. Se pouvait-il que, facétie bien dans son style et pour éviter mes questions, elle ait requalifié à mon intention un concepteur de jeux pour ados en chercheur de haute volée ?
Les autorités locales qui avaient passé en revue toutes les hypothèses, y compris la fugue adultérine, baissèrent bientôt les bras, et tout en faisant mine de poursuivre l’enquête, me laissèrent bientôt à mon désarroi.
Prostré toute la journée dans ma chambre d’hôtel, je ne sortai que le soir pour errer sur l’avenue Corrientes ou bien m’oublier dans les bars des rues adjacentes.
Etait-ce l’atmosphère ou l’ambiance de fête qui règne dans ces régions à cette période de l’année – nous étions en décembre et c’était l’été – quelque chose comme une sorte de sérénité m’habita à nouveau ; par une sorte de paradoxe, je percevais dans la nature même de la disparition d’Olivia, dont j’ignorais si elle était vivante ou morte, un message d’espoir, une injonction à aller de l’avant. Je devais me remettre au travail.
Après un mois dans la capitale argentine, je regagnai Paris."

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