vendredi 2 avril 2010

Sixième visite du professeur Falgout

"La disparition d'Olivia a été pour vous un séisme mais ne semble pas avoir entraîné de problèmes psychiques voisins de l’épisode délirant que vous aviez connu dans le passé?

- Même si sa disparition était traumatique, je suis revenu de Buenos Aires presque rasséréné, avec le sentiment qu’elle était toujours à mes côtés mais qu’elle me mettait en quelque sorte à l’épreuve. Avec le soutien d’amis et collègues, je me suis assez vite remis au travail.


Ce n’est que quelques mois plus tard que certaines bizarreries comportementales sont apparues.

Je me mis par moments à adopter des attitudes ou des comportements puérils ou ridicules, au risque de me causer beaucoup de tort sur le plan social ou professionnel. Certains restèrent heureusement inaperçus mais pour d’autres, sans que je sache s’il s’agissait d’étourderie, de sottise ou d’égarement mental, je me débrouillai pour qu’ils soient connus de mon entourage.

- De quelle nature étaient ces comportements ?

- Il est bien difficile pour moi d’en parler car ce sont précisément des comportements que je n’assume pas. Au début c’était plutôt anodin même si cela ne me ressemblait pas ; c'étaient des attitudes étranges, un peu décalées qui pouvaient passer pour de l'excentricité mais qui m'attiraient assez souvent des sourires gênés ou narquois.

C'était comme si je cherchais à me rendre ridicule mais, en réalité, c'était plus subtil ; c’était comme si cela m’échappait, je n’en prenais conscience qu’après coup.

Il y eut aussi une période où je sombrai dans une forme de mythomanie. Dans certaines soirées arrosées par exemple, je me vantais de mille aventures rocambolesques dignes du baron de Münchausen, vous savez, le baron de Crac. Certains étaient enthousiasmés par ma verve inhabituelle et m’encourageaient.

A d'autres moments encore, cet histrionisme fit place à des attitudes plus suicidaires où je me mettais presque en danger et où je ne semblais plus avoir conscience de mes intérêts personnels. Malgré moi, je me mettais en scène comme un personnage antipathique, affligé de vices rédhibitoires et d’une tenace misanthropie. Je parvins même à faire courir le bruit – mais comme souvent sans l’avoir délibérément voulu- que j’avais commis des crimes dans ma jeunesse et que j’étais capable du pire.


Par-dessus tout, il y avait ces bizarreries comportementales, ces gestes inappropriés, à contre-temps, ces changements de ton inopportuns, ces attitudes légèrement décalées, quelque chose sur quoi je n’avais aucune prise. Ce n’était rien en apparence qu’un subtil et lent dérèglement dans la maîtrise des signes et des codes sociaux mais il préfigurait peut-être un désordre mental irréversible.

Comme je me comportais normalement la majeure partie du temps, on n’osait pas évoquer devant moi ces « bizarreries » qui arrivaient par ouï-dire aux oreilles de mes collègues ou de mes proches et subissaient aussi le traitement habituel des rumeurs, c’est-à-dire déformations et outrances. Les plus indulgents expliquèrent bien sûr mon comportement par le traumatisme dû à la perte d’Olivia mais un certain nombre finirent par montrer agacement et scepticisme. Ceux qui osaient aller au-delà de l’insinuation se heurtaient à mon silence. Certains s’éloignèrent de moi et je creusai ainsi au fil du temps une sorte d’écart insidieux entre moi et les autres, comme toujours dans les relations où le non-dit et la gêne l’emportent.


La première attaque cérébrale eut lieu dix ans après l’épisode délirant.

Un matin d’août, alors que je prenais le métro, j’eus soudain l’impression que quelque chose remontait du fond de mon cerveau –de mon cerveau ou de mon esprit ?- depuis le lobe occipital, une force noire et épouvantable, rageuse, terrifiante.

L'espace d'un instant, j'eus à l'esprit l'image d'une vieille femme surgissant des tréfonds, hurlante et tordue de haine. L'espace d'un instant, je pensai que cette force infernale allait me posséder tout entier, je crus que j’allais me rouler par terre dans le wagon et me mettre moi-même à hurler. Puis, très rapidement, cela reflua.

Qu'était-ce donc que cela ? J'ai senti dans cette force qui semblait venir des tréfonds de mon être et voulait exploser hors de moi, une haine effroyable contre moi-même. Comme si mon inconscient se rappelait à moi de la pire façon.

Tétanisé par une peur atroce, je jetai un oeil autour de moi dans le wagon . La chose n'avait duré que quelques secondes mais il me semblait impensable qu'elle n'ait pas été remarquée par les autres voyageurs, assez nombreux ce matin-là. Il n'en était rien pourtant et chacun semblait absorbé par ses affaires. Beaucoup semblaient encore un peu endormis dans la torpeur matinale de l'été. Personne ne prenait garde à moi.

D'où celà venait-il? Du fond de mon enfance? Quelle était donc cette horreur, ce hurlement muet, ce torrent de violence prêt à déborder? Fallait-il fuir? Mais où, puisque cela était en moi, puisque cela était moi ? Etait-ce une part de moi-même que j'avais négligée, voire mutilée, et qui se rappelait à moi? Fallait-il tenter d'amadouer cette force obscure, se débrouiller pour qu'elle puisse s'exprimer de manière moins brutale? Quelle était la part du physiologique, celle du psychique dans cette invraisemblable manifestation cérébrale?

Toutes ces questions, je n'ai pu me les poser que dans les jours qui ont suivi.

Pour l'heure, j’étais terrorisé et durant toute la matinée, je restai tétanisé, anéanti, effectuant mécaniquement les gestes du quotidien pour donner le change et tenter bon an mal an de me rassurer. Mais c'était peine perdue. Je n’étais plus sûr de rien, j’avais l’impression qu’une digue s’était rompue, que la folie pouvait m’emporter à tout moment. J'annulai un rendez-vous prévu l'après-midi en faisant valoir que je ne me sentais pas bien , trop perturbé pour chercher à cacher mon état et arguer d’un prétexte plus neutre.


La réplique au séisme du matin se manifesta en milieu d’après-midi sous la forme d’une sorte de panique soudaine qui me contraignit à quitter brusquement mon travail, sans un mot d’explication.

La pulsion suicidaire me saisit à la sortie du métro, au moment où, ayant pris le chemin du retour, je m’apprêtais, sans savoir ce que j’allais y faire, à regagner mon domicile. Je me dirigeai vers un immeuble dans l’idée de me jeter depuis son sommet. Epouvanté, je rebroussai très vite chemin vers mon domicile où, fort heureusement, le sommeil s’empara de moi et me permit d’échapper aux scénarios de passages à l’acte qui commençaient à se bousculer dans mon esprit.

Les jours qui suivirent virent se succéder des états très contrastés, allant de l’angoisse la plus profonde et la plus intériorisée à de longues plages d’exaltation durant lesquelles je commençai à mettre au point une sorte de novlangue qui mêlait français, allemand, anglais, italien et russe.

- Quel objectif poursuiviez-vous donc ?

- C’est bien difficile à dire. Il me semblait que je devais me réapproprier le monde en le reconstruisant avec des notions et des mots tout neufs. C’était pour moi tout à coup une question de vie ou de mort. La langue usuelle me semblait un piège qui allait me broyer, détruire mon identité.

Mais à l’automne je repris mon travail d’enseignant-chercheur et je laissai inachevée cette entreprise titanesque et délirante.


- A l’époque, dans les articles que vous publiiez, vous insistiez fréquemment sur la nécessité d’aborder la maladie mentale comme un fait social total qui dépasse l’individu concerné et vous préconisiez des thérapeutiques novatrices qui visaient à modifier le contexte habituel du malade en utilisant notamment les technologies du virtuel. Etiez-vous alors sujet de vos propres expériences ?

- Que croyez-vous donc, j’en étais encore à réfléchir aux modalités !

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