lundi 22 février 2010

Conversation avec Laureline

Aujourd'hui, après le petit-déjeuner, longue discussion avec Laureline à propos d'un ouvrage médical qu'elle vient de terminer. Quelques spasmes lui contractent de temps en temps le cou et jettent brusquement sa tête en arrière pendant la conversation. L'Abilify a beau avoir remplacé la rispéridone dans son traitement, les effets extra-pyramidaux persistent.
Cette grande fille de vingt-cinq ans, à l’aspect encore juvénile, est extraordinaire. Elle ne cesse de se battre et affiche une constante gaieté lorsqu’elle est au milieu de nous. Ses passions musicales l’aident à surmonter ses accès de désespoir et même, affirme-t-elle, ses accès psychotiques. Elle m’a raconté les efforts surhumains qu’elle a déployés pour résister au processus pathologique, cette « maladie » monstrueuse qui n’en est pas une et qui reste incompréhensible, voire presque inconnue. Qui peut imaginer la souffrance, l’impossibilité à s’exprimer, à définir, toutes ces épreuves ?
Elle est pourtant encore presqu’une petite fille, vive et facétieuse, qui ne cesse de me taquiner sur mes lacunes –nombreuses- en musique. Elle vient souvent m’emprunter des livres, elle tente en échange de me faire découvrir les compositeurs classiques ou de jazz qui me sont inconnus. Un petit jeu entre nous qui se termine souvent par des rires et d’interminables conversations sur tout et rien.

Elle m’interpelle, mi-sérieuse, mi-ironique:
«Ecoutez ça, dit-elle, ça vous parle ? »
« Actes et pensées perdent leur force, leur coordination devient moins efficace. Hésitants, inachevés, d’envergure toujours plus restreinte, ils s’accompagnent d’un sentiment d’échec et de futilité. La conscience de leur insuffisance se fait douloureuse : elle fustige l’absence de résultats, l’impuissance à avancer, l’incapacité à tenir ses engagements. Des succédanés d’actions s’efforcent en vain de pallier les échecs, de gagner du temps, de sauver les apparences. Un sentiment croissant de facticité, d’artifice, de duplicité s’installe. Il finit par aboutir à un véritable dédoublement, entre un moi qui assiste impuissant à sa déchéance et un soi de plus en plus autre qui ne poursuit plus que mécaniquement la farce pathétique de son activité. A mesure que l’épuisement progresse, immanquablement surgit le sentiment de perdre le contrôle de ses actes et de ses pensées, d’assister à leur automatisation impersonnelle. Le sujet n’est plus, il est mû par des forces qui le dépassent et émanent du socius.»

Elle se réjouit de trouver dans son livre des échos à ses propres convictions et révoltes, elle me dit que les voix dans la schizophrénie, ces voix qui critiquent en permanence le sujet ou bien parfois l'incitent à tuer, sont l'expression des valeurs issues de la société, des jugements collectifs qui nous construisent et nous structurent. Les voix s'atténuent lorsque s'améliore l'estime de soi, lorsque le sujet parvient à se rendre utile.
Elle se demande dans quelle mesure le diagnostic, variable selon les cultures, ne pénalise pas l'évolution de la "maladie", par le protocole socio-médical qu'il implique.
Elle me parle aussi des posologies excessives, des mises à jour trop tardives du Vidal ou bien de l'influence des compagnies d'assurances et des laboratoires pharmaceutiques sur les prescriptions.
Son livre lui inspire encore une diatribe contre le sort fait au patient, infantilisé, éternel handicapé, contraint à des programmes de "remédiation socio-cognitive" sensés l'aider au fond à bien se tenir en société, à acquérir des habiletés sociales pour éviter les situations à risques dont la charge émotionnelle pourrait susciter de nouvelles crises. Un patient qui doit apprendre à s'épargner ce qui fait pourtant le sel de la vie.
Nous finissons par parler des techniques à la mode, de l'imagerie fonctionnelle, encore dans l'enfance, qui tente de mesurer le fonctionnement des aires cérébrales et nous aide déjà à comprendre comment celles-ci peuvent s'atrophier lorsque les circuits de neurones qui les composent ne sont pas suffisamment sollicités.

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